samedi 3 mai 2008

"Deux personnages fantastiques" de Joan Miró, totem d'un art sans tabous

Un étrange duo en résine de polyester marque, de ses douze mètres de haut, l'entrée des Quatre Temps. Bleus, rouges et jaunes, les "Deux personnages fantastiques" de l'artiste Joan Miró (1893-1983) font face, tout en rondeurs, aux arêtes sobres et rectilignes des gratte-ciels de la Défense. Installés en 1980, ces deux géants bigarrés, débonnaires et désinvoltes semblent jaillir d'un conte mythologique. Ils nous propulsent dans une galaxie où la fantaisie le dispute au fantastique.

Par cette sculpture d'assemblage monumentale, Joan Miró poursuivait l'enfantement d'un univers personnel, « un monde véritablement fantasmagorique de monstres vivants », selon ses propres mots. « Par mythologie, j’entends, disait-il, quelque chose qui est doté d’un caractère sacré comme une civilisation antique. » Mi-femmes protectrices, mi-animaux archaïques, ces figures originelles à l'équilibre instable, comme surgies des profondeurs de l’inconscient et suspendues dans l'espace, appartiennent au bestiaire lentement mûri par l'artiste catalan.

Le monde de Miró est articulé autour d'un dialogue incessant entre sa terre catalane et les milieux artistiques et littéraires parisiens qu'il rejoint dès 1920. Peintre et céramiste, ami de Picabia et des surréalistes, il se dégage pourtant de tous les courants dominants pour construire une oeuvre inclassable, d'une liberté plastique totale. Ses créations poursuivent au fil des ans une quête d'alchimiste : l'invention d'un univers fusionnant l'infiniment petit et l'infiniment grand, modelant la féminité naturelle, la fertilité rayonnante, la sensualité de la matière ... “ J’ai une forte envie d’avoir des rapports amoureux, pour ainsi dire, avec ma terre, me coucher sur le sable et lécher ce beau ciel ", écrivait-il en 1927.

Ensorceleur de formes et de couleurs brutes, Joan Miró réussit finalement à renouveler dans son œuvre lumineuse, percée de zones d'ombre, l'expression de ce lien primitif qui nous unit au monde, avec sa dualité : un équilibre instable entre l'allégresse enfantine de l'instant et l'inquiétante étrangeté du destin. Les ingrédients de sa terre catalane y servent de cordon ombilical, réconfortant par leur sensualité irradiante l'évocation trouble des limbes menaçants de l'existence. Vingt-cinq ans après sa disparition, l'artiste catalan reste cet artisan de génie, poète de la métamorphose, qui fait instantanément vibrer en nous une joie de vivre aux élans tragiques. Au coeur de La Défense, ses deux personnages divins incarnent avec un humour décoiffant ce paradoxe d'Icare.

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